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Le blog de Clotilde Escalle

La peinture d'Anne Tastemain

14 Janvier 2018 , Rédigé par Clotilde Escalle

Couleur et palimpseste

D’emblée, nous sommes face à une surface qui s’impose à nous par sa capacité d’aveuglement et de dévoilement. Comme si derrière l’opacité qui entend faire régner un silence d’avant la création, se jouait la peinture dans ce qu’elle trame d’essentiel, son surgissement.

Nous pourrions lire la surface avec la facilité d’influences diverses, que l’on pense d’emblée à Rothko et plus loin à Viallat, mais si l’on approche cet espace qui ne livre pas son secret et offre depuis l’austérité maquillée par la couleur une beauté tout intérieure, alors l’acte de peindre semble nous être livré dans son élaboration, par des palimpsestes de gestes et de couleurs.

Immensité du paysage caché, de ces paysages qui ne recherchent aucun reflet, aucune représentation, mais l’abîme qui les élabore, la tension qu’ils suscitent en nous, dans un élan, une aimantation qui gronde sous la surface.

Comme l’écrit Anne Tastemain : „J’ai très tôt, pour des raisons qui ne me sont pas claires, fait glisser hors du tableau toute forme de narration, dissocié image, représentation, travail au trait et couleur.“

L’ouverture au monde

Cet espace du dedans, pour reprendre un titre de Maurice Blanchot, même si la formule s’appliquait à la littérature, peut également, pour un médium différent, tenter de redonner la force de ce qui s’aventure en nous sans qu’on puisse le nommer, qui échappe à toute définition et qui clame son ouverture au monde. Car cette déclinaison de la peinture par pans qui dilatent l’espace et le temps, travaille le regard dans une intimité du souffle et du détail. L’œil accroche la moindre bribe de narration, c’est un éclat, l’écorchure d’un récit occulté. Et ce détail, cette écorchure – une coulure, un tressage subtil qui livrerait quelques uns de ses fils – redonnent récit à leur façon, un récit d’avant les mots, une perception à l’infini.

 

 

Nous nous tenons sur le seuil, nous entrons dans la peinture, elle nous engloutit. Les panneaux assemblés sont autant de portes, de réminiscences de la couleur, de cultures et de mondes à l’œuvre. Les bordures, les coups de pinceaux sont des manières personnelles pour dire l’anonyme, la voix errante, la couleur qui use l’endroit de la toile, l’occupe encore et encore, avant de prendre forme. Et lorsqu’elle arrive, elle est le résultat du temps et du mélange, métissage heureux pour ce qui nous dépasse.

Cette surface n’est pas simple, on ne la balaye pas aussi facilement du regard, elle donne naissance. Elle peut être décor, mais pas un décor dans ce qu’il a de limité, un décor comme un environnement, un enveloppement de l’être dans un monde de formes, de territoires lointains et inexplorés.

La peinture est matière textile parfois aussi, semble-t-il, comme des mains qui n’auraient cessé de nouer leurs empreintes. Anne Tastemain joue de la résonance de la nature, de ce que la couleur et la forme provoquent de manière indicible en nous, pour nous le redonner avec cet éclat de ce qui jamais ne sera nommé ou n’aura vraiment existé, tant l’ampleur qu’elles suscitent court à l’infini.

C’est cette immensité que nous goûtons là. Les titres en sont d’ailleurs évocateurs, „On the road“ ou „Territoire“ pour des huiles sur papier, qui nomment des lieux et des visions indéfinissables. Grands et petits formats sont autant de vastitudes en mouvement.

Quant aux dessins élaborés plus rapidement, ils agissent depuis leur dépouillement comme des traces intemporelles, des schémas, des mises à plat, une énonciation simple et immense de la nature. Herbier (diptyque, huile sur papier thaïlandais, 2015), par ses mouvements, redonne le temps et la forme par strates d’une limpidité et d’une précision sans faille, ce sont de grandes et belles lignes de force.

Dans l’espace de l’exposition se reconstitue alors l’atmosphère de l’atelier de l’artiste, dans le côtoiement d’œuvres aux temps si différents, toiles prises dans la lenteur destructrice de toute tentative d’anecdote ou dessins d’une rapidité qui éprouve la simplicité élémentaire. Nous avons ici la force d’une beauté sans faille, celle inachevée et idéale qui nous habite et nous élève.

Un moment rare, une contemplation, un apaisement – l’art d’Anne Tastemain nous est donné comme une ascèse salutaire.

 

 

EXPOSITION Anne Tastemain au Château de Ratilly (juin-octobre 2017)

De notre correspondante

Clotilde Escalle

(article paru dans le Tageblatt, 21 août 2017)

Photo: Emmanuel Berry

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